Au mois de décembre dernier, l’UNESCO annonçait l’entrée de « l’art du pizzaiolo napolitain » dans sa liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Plat symbole de la ville de Naples, la pizza est aussi devenue l’un des plats italiens les plus connus et consommés hors des frontières nationales. Daniele Zappalà, docteur en géographie de l’alimentation, revient pour nous sur les raisons de cette inscription et, plus généralement, sur le rôle qu’occupe la pizza dans la culture culinaire italienne.
L’inscription de « l’art du pizzaiolo napolitain » dans sa liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité a récemment fait les gros titres des journaux. En quoi consiste exactement cette inscription ?
La logique qui guide la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité diffère de celle du patrimoine mondial, puisqu’un des critères centraux de la sélection du patrimoine immatériel concerne l’intensité de la relation historique qu’une communauté humaine donnée entretient avec le patrimoine immatériel en question. La focalisation est d’abord locale et régionale, bien plus que mondiale et universelle. Les critères qui rentrent en jeu sont à la fois objectifs et subjectifs.
Dans le cas de « l’art du pizzaiolo napolitain », l’UNESCO a voulu souligner l’ancrage historique impérissable du binôme indissociable pizzaiolo-pizza. Le trait d’union entre les deux termes est essentiel et c’est justement « l’art » qui a été couronné. De quoi s’agit-il, au juste ? De la permanence multiséculaire d’une façon de travailler la pâte alimentaire issue du blé tendre, destinée d’abord à nourrir tout travailleur affamé de la ville.
Dans le contexte napolitain, le pizzaiolo était traditionnellement un pourvoyeur de nourriture rapide au tout venant, ce qui n’abaissait pas forcément son statut social : au contraire, le caractère très ouvert de cette humble œuvre quotidienne a élevé le pizzaiolo au rang de personnage central dans la culture populaire, comme le prouve la présence fréquente de cette figure dans les chansons de la très riche tradition culturelle locale. La pizza est ainsi déjà mentionnée dans Lo Cunto de li cunti, recueil célèbre de contes en napolitain datant de la première moitié du XVIIème siècle. Il convient de rappeler que Naples fut, entre la fin du XVIème siècle et le début du XVIIème siècle, la ville la plus peuplée d’Europe. Encore aujourd’hui, elle possède le centre historique le plus étendu parmi les villes européennes. La pizza s’est donc ancrée dans cette histoire urbaine dense, tentaculaire et aux multiples facettes, bien antérieure à la mondialisation de la pizza, qui est un phénomène du XXème siècle.
Les techniques de préparation de la pizza à Naples sont-elles différentes de celles à l’œuvre dans le reste du pays ? Si oui, en quoi ?
Le pizzaiolo napolitain se considère comme le gardien d’une tradition qui risque aujourd’hui d’être banalisée par l’emploi tous azimuts, à l’échelle planétaire, du mot « pizza ». Par rapport aux pizzas que l’on peut trouver dans le reste de l’Italie, il y a au moins cinq grands traits facilement reconnaissables (liste non exhaustive) qui caractérisent la pizza napolitaine traditionnelle :
– l’emploi du four en pierre au feu de bois ;
– la pâte, qui doit rester moelleuse sans devenir véritablement croquante ;
– les bords hauts de la pizza napolitaine, ce qui la différencie notamment de la pizza que l’on mange communément à Rome ;
– le temps de repos d’au moins une demi-journée de la pâte à pizza, avant l’usage ;
– la manipulation habile et parfois spectaculaire de la pâte, qui implique des tours aériens ou semi-aériens du disque pour en assurer une aération optimale.
En ce qui concerne la composition précise de la pâte, elle fait l’objet d’un débat opposant les conservateurs aux progressistes, sur beaucoup de points de détail, comme par exemple le degré de pureté de la farine de blé tendre, ou le droit de se passer de la levure de bière. Les mêmes grands traits peuvent être reproduits ici et là partout dans la Péninsule, mais c’est leur réunion qui définit l’art du pizzaiolo napolitain.
Plus généralement, quel rôle la pizza joue-t-elle dans la culture culinaire italienne ?
C’est le rôle d’un plat au statut spécial, d’un joker alimentaire, en fait. Comme l’as gagnant de certains jeux de carte, la pizza a le pouvoir de bouleverser l’ordre habituel du repas de la culture culinaire italienne. Pour les Italiens, aller manger à la pizzeria ou se faire livrer des pizzas à domicile équivaut à faire un break par rapport à la syntaxe traditionnelle du repas, qui tourne autour de deux plats principaux: le primo, à savoir généralement des pâtes ou du riz, et le secondo, à savoir de la viande ou du poisson. Ce schéma peut être complété, surtout dans les repas festifs ou de représentation, par les antipasti (hors d’œuvre) et par le dolce (dessert). Mais la pizza brise cet ordre, en imposant la logique d’un plat qui est un repas complet à lui seul. La pizza est l’un des classiques du eating out à l’italienne, toutes générations confondues.
De plat du pauvre né dans les quartiers populaires de Naples, comment la pizza est-elle devenue ce plat mondialisé désormais connu et consommé aux quatre coins de la planète ?
Plusieurs auteurs ont essayé de suivre cette ascension historique phénoménale jusqu’au rang de bestseller mondial décliné différemment dans toutes les cultures. Il est clair qu’historiquement la diaspora italienne aux Etats-Unis et en France a joué un rôle majeur dans ce processus de mondialisation. Mais comme l’admet l’anthropologue Sylvie Sanchez dans son ouvrage consacré à la pizza [1], la diffusion planétaire fulgurante de la pizza garde encore une part de mystère.
Pour avoir travaillé en géographe sur l’accueil fait à la cuisine italienne hors de la Péninsule, je suis persuadé que les clés du succès planétaire de la pizza sont également d’ordre cognitif. La pizza est un concept culinaire qui a fait désormais une percée durable dans l’imaginaire planétaire des mangeurs. Cette percée semble liée à la facilité d’emploi de la pizza en tant que ressource passepartout pour s’orienter dans le monde, selon l’approche géographique développée en France par Gilles Fumey [2].
Suite à cette inscription, quelles initiatives sont envisagées pour promouvoir et faire vivre ce patrimoine ?
Cette inscription a suscité en Italie une vague immédiate de fierté, bien au-delà du cadre napolitain. Un certain nombre d’acteurs publics et de corporations professionnelles voudraient tirer profit de cette reconnaissance pour mieux mener la lutte contre les usurpations planétaires les plus grossières du concept de « pizza ». De nouveaux labels sont envisagés pour distinguer notamment les pizzerias les plus fidèles à la tradition napolitaine, mais cette approche ne manque pas de détracteurs, car une logique patrimoniale de labellisation trop rigide implique aussi le risque de figer une spécialité qui s’est au contraire montrée historiquement perméable aux apports des pays d’atterrissage, surtout dans la multiplicité infinie de garnitures.
Il est donc probable que la pizza poursuive son évolution sur deux chemins parallèles. D’une part, un chemin surveillé pour mieux défendre le cœur de cette tradition, dans le sillage du label européen STG (spécialité traditionnelle garantie) attribué en 2010 notamment aux deux variétés classiques de pizza napolitaine : la pizza marinara et la pizza Margherita ; d’autre part, un chemin inclusif ouvert à la créativité des concepteurs des pizzas du XXIème siècle, afin de composer les nouveaux habillages qui poursuivront le mouvement perpétuel de ce concept alimentaire.
[1] Sylvie Sanchez, Pizza connexion. Cultures et mondialisation, CNRS éditions, coll. Biblis
[2] Gilles Fumey, Manger local, manger global. L’alimentation géographique, CNRS éditions