Si les charcuteries, les fromages et les vins de Corse rencontrent aujourd’hui un succès toujours grandissant, la cuisine corse est paradoxalement peu connue hors des frontières insulaires. Professeur d’ethnologie à l’université de Brest et auteur de l’ouvrage Les productions alimentaires en Corse (1769-1852), Philippe Pesteil nous présente les singularités d’une cuisine qui ne peut se comprendre que dans le croisement entre un milieu physique et une organisation sociale propres à l’île. Et qui, aujourd’hui, ambitionne de se faire mieux connaître à l’extérieur…
Comment définiriez-vous la cuisine corse ?
Il s’agit d’un élément appartenant à un ensemble que l’on peut qualifier de méditerranéen et de montagnard. Il est largement déterminé par les productions pérennes puisant ses racines dans le temps long des communautés rurales et modifié par les habitus citadins et les apports de produits extérieurs (en particulier à partir du XVIème siècle). Il s’agit pour l’essentiel d’une cuisine réalisée à partir des productions domestiques menées en famille ou plus collectivement sur toute une gamme de mise en valeur du territoire : jardin potager, fruitiers, terres labourables, pâturage… Au niveau de la répartition des pratiques de consommation : le cru est peu représenté jusqu’à une époque récente où le frais et les salades sont plus valorisées (en liaison avec les procédés de conservation), le cuit (grillé, rôti…) et le bouilli (soupes, pâtes, bouillies…) sont très présents. Elle a longtemps été une cuisine « de travail » destinée à apporter les calories nécessaires aux activités en plein air énergivores.
Vous montrez dans vos travaux, notamment dans votre article « Les nourritures de marche; du berger au randonneur (exemples corses) », que la cuisine corse est le produit, dans le domaine culinaire, de la géographie et des structures sociales de cette société insulaire. En quoi ces singularités physiques et humaines ont-elles influencé les pratiques alimentaires et commensales de la population ?
La réponse demanderait d’amples développements. En quelques lignes. Les communautés rurales ont été façonnées par l’agro-pastoralisme. Avoir, sur un espace réduit, de fortes disparités saisonnières, de nombreux micro-climats, des plaines insalubres (jusqu’en 1945) et des montagnes interdisant la survie des troupeaux en hiver, sont des contraintes écologiques qui ont marqué les grandes orientations économiques et de ce fait, alimentaires. Le découpage en vallées allant du rivage à des sommets de plus de 2000 mètres a conditionné, surtout dans le Sud, des aires de circulation, des identités en conséquences des territoires pratiqués et disponibles.
La cuisine corse est aussi largement déterminée par la question de la conservation et du stockage. La charcuterie est une réserve de protéines animales, une viande de garde ; le fromage est essentiellement représenté par la déclinaison des procédés de vieillissement ; le procédé de dessication des châtaignes pour en faire de la farine est une réponse appropriée à un fruit qui se conserve mal et dont on peut étaler la consommation sur plusieurs mois (jusqu’à 9 dans les communes les plus pourvues) ; il ne faut pas oublier les légumineuses sèches qui ont été très importantes. Le vin correspond aussi à un produit que l’on transforme et dont on diffère la consommation, mais la mauvaise maitrise des procédés vinicoles dans des nombreuses communes, produira longtemps du vin de qualité passable.
Pour terminer, il convient de distinguer la cuisine du quotidien, guidée par une continuité de consommation tournant autour de quelques produits majeurs, d’une cuisine festive où peut se déployer une certaine abondance, se décliner la gamme des produits et des préparations (friture, cuisson mixte). C’est essentiellement celle-ci, qui tend à s’imposer comme une sorte d’espace/temps référentiel de l’identité culinaire car elle a fortement marqué les pratiques mais aussi les reconstructions. Ainsi le beignet de fromage frais (bugliticciu) présent dans toutes les foires dans des stands, très goûteux et onctueux, était essentiellement un aliment festif associé au frit ; sa consommation au quotidien peut participer à un excès de lipides et d’abus calorique, dénoncé par les nutritionnistes. Le changement du mode de vie de la majorité de la population nous éloigne du modèle du marcheur et se rapproche du salarié, sédentaire, urbanisé.
Historiquement, comment la cuisine corse s’est elle construite ?
On a peu de source concernant le Moyen-Âge où il est à penser que les soupes, les consommations de céréales sous toutes ses formes, la viande de chasse et de bétail les jours de fêtes, constituaient le quotidien et le calendrier cyclique. La Corse et ses communautés rurales restent très méditerranéennes dans la continuité de consommation déjà présentes dans l’Antiquité : lentilles, pois chiches, fèves, poireaux, choux, oignons…, importance des céréales : essentiellement blé et orge, dans une moindre mesure le seigle. On retrouve généralement le trinome : céréales, vins, huile d’olive si ce n’est dans toutes les régions mais comme une trame plus large au niveau insulaire. Les régions ne produisant pas l’un de ces piliers se donnent les moyens de les acquérir : le Cap Corse est déficitaire en blé, il se le procure par le troc (contre du vin) ou l’achat en Italie essentiellement ; la Castagniccia qui produit en abondance de la farine de châtaigne en vend aux régions qui n’en ont pas pour acquérir les autres denrées. N’oublions pas que les territoires sont construits en réseau et il faut penser le territoire d’autrefois comme un lieu de production différencié et spécialisé mais aussi comme espace de circulation intensif de marchandises. Chaque région en déficit de produit essentiel (structurellement ou ponctuellement) sait où se fournir pour remédier à cette situation.

Malgré l’installation de nombreux Corses sur le continent, comment expliquer que cette corse reste encore aujourd’hui mal connue, tout au plus associée à quelques produits singuliers (charcuteries, brocciu, vins, etc.) ?
L’insistance des voyageurs sur la frugalité des insulaires est une réponse possible. N’oublions pas l’influence importante des franciscains en Corse. En interne, la valorisation d’un mode vie guidé par la tempérance, le refus d’ostentation, savoir se contenter de peu n’a pas contribué à mettre en avant un domaine banalisé par le quotidien. Malgré tout il ne faut pas perdre de vue qu’à l’instar des autres communautés rurales, l’acquisition des ressources demeurent le souci principal des groupes. Longtemps, seules les catégories bourgeoises et urbaines ont érigé leur consommation alimentaire comme un art de vivre différentiel. La reconstitution d’un « entre-soi » au sein des individus partis sur le continent ou dans les Colonies par le biais des amicales a participé à la transmission mais non à la diffusion à l’extérieur de la communauté corse. Le choix politique de favoriser un développement économique autour de la notion « d’économie identitaire » (1991-92), a clairement engagé les acteurs publics et les professionnels à mettre en valeur la dimension d’authenticité des productions réalisées. Les produits d’appels de cette démarche ont été ciblé sur ceux bénéficiant déjà d’une réputation « identitaire » : fromage, charcuterie, produits de la chasse. Ceux déjà mentionnés dans Astérix en Corse.
Assiste-t-on aujourd’hui à des initiatives visant à promouvoir la cuisine corse ? Si oui, quelles formes prennent-elles ?
Les formes sont multiples et les initiatives vont des individus, institutions aux groupes professionnels.
Je ne peux citer de mémoire que quelques éléments disparates qui convergent autour de la mise en valeur du patrimoine et des hommes gardiens de traditions :
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la multiplication des évènements autour de l’alimentation ou d’un produit cible en lien avec le territoire. De nombreux villages ont voulu associer leur nom à des produits emblématiques de productions traditionnelles : Murzu le miel, Aregnu l’amandier, Evisa le marron, Peri le figuier, Tolla la pomme… Ils complètent des foires existant de longue tradition où à des moments de seuils saisonniers les producteurs se rassemblaient pour écouler : foire du Niolu, d’Ile Rousse… A succédé un phénomène de relance des foires dans les années 70-80 pour retrouver l’esprit des marchés d’autrefois considérant la dénaturation de l’existant. Des comités ont créé des foires sur une dimension identitaire marquée : foire du col de Cilaccia. Enfin des évènements ciblé sur la valorisation et la protection d’un produit ont pu donner lieu à un rassemblement de l’ensemble des métiers agricoles et artisanaux, devenant des moments phares du commerce de bouche : Foire de la châtaigne de Bucugnanu ;
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des marchés de producteurs maillent la Corse en été ;
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des évènements très récents jouent la carte des nouvelles productions sur un marché en pleine évolution et construction ; à titre d’exemple la première foire de la bière à Ghisoni cette année ;
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des essais de dégustation autour de « repas préhistoriques » ;
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les émissions culinaires de FR3 corse, à partir de chefs reconnus, comme Vincent Tabarani ;
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la mise en avant de « chefs corses » et valorisation de la « gastronomie corse » en formation à partir de la construction de recettes « savantes » et diffusion par des supports médiatiques multiples : Radio, TV, internet, presse : Corse matin… ;
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la participation de la Corse au Salon de l’Agriculture est un événement qui mobilise les énergies ;
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La création de la « strada di i sensi » (route des sens) destinée à flécher les itinéraires touristiques d’indications sur les productions présentes sur les communes traversées. La popularisation d’un logo et de panneaux permet d’informer le voyageur de points de vente ;
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La création d’événement comme Arte è Gustu sur la commune d’Aleria qui devient un incontournable moment de la mise en valeur des productions traditionnelles et des créations réalisées à partir de la tradition. Etc…