A l’heure où les produits alimentaires de base japonais (la sauce soja, le saké, le miso, les algues nori et wakame etc.) deviennent de plus en plus accessibles dans la plupart des grandes surfaces des multiples métropoles de la planète, nous pouvons nous interroger sur la nature même de cette cuisine qui semble ne pas connaître de limites géographiques à son expansion et internationalisation. Inscrite sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2013, sous le titre de « Washoku traditions culinaires du Japon en particulier pour fêter le nouvel an », sa candidature suggère la nécessité de faire prendre conscience de sa spécificité dans un contexte japonais de moins en moins favorable à son maintien.
Tout d’abord le terme de washoku désigne l’alimentation shoku des Wa (mot utilisé pour distinguer ce qu’il y a de proprement japonais par rapport à l’extérieur de l’archipel). Les japonais sont désignés sous l’appellation de Wa jusqu’au 8e siècle par les chinois et les coréens. Cette précision implique le besoin de distinguer la cuisine japonaise d’une autre cuisine consommée au Japon. Notons au passage que cette nécessité n’existe pas pour la cuisine en France. En effet face à washoku s’oppose yōshoku (la cuisine d’au-delà des océans, en d’autres termes celle de l’ouest). Cette distinction a été effectuée vers la fin du 19e siècle avec la multiplication des emprunts à la cuisine européenne et nord-américaine [1]. On retrouve cette même opposition dans le domaine de la pâtisserie et des douceurs avec d’une part les wagashi (les douceurs et pâtisseries japonaises) et les yōgashi (leurs équivalents occidentaux). Le second point à souligner tient à l’emploi de l’expression « traditions culinaires du Japon » qui met l’accent sur une continuité historique sans doute menacée de nos jours.
Afin de situer cette candidature dans un contexte plus large, il s’avère nécessaire de rappeler quelques chiffres qui brossent rapidement la situation alimentaire du Japon. L’autosuffisance alimentaire au Japon d’environ 40% reste la plus faible parmi les principaux pays industrialisés. Si pour le riz elle s’avère totale, elle devient très faible pour d’autres produits comme le blé (15%), les haricots (9%), la viande (54%), les fruits (40%) (Statistiques du Ministère japonais de l’agriculture, des forets et de la pêche en 2015). En résumé les japonais consomment quotidiennement une grande partie de produits alimentaires qui ne proviennent pas de l’agriculture japonaise. Le Japon est en effet le plus grand importateur de produits alimentaires au monde.
Le régime alimentaire japonais s’est considérablement modifié à la fin du 20e siècle. La consommation de riz a diminué de moitié en 50 ans, remplacée par celle de céréales comme le blé. Depuis 2011 la consommation de pains et de ses variantes a dépassé celle de riz [2]. Chaque petite localité au Japon, même dans les endroits les plus isolés dispose d’au moins une boulangerie, sans compter la présence de restaurants de pizzeria dans les endroits les plus à l’écart.
En Europe la perception de la cuisine japonaise se fait à partir de washoku, ignorant en grande partie cette autre cuisine qui a fini par dominer le régime alimentaire japonais. Popularisée en partie par les mangas [3] et mieux connue grace à un certain nombre de travaux scientifiques [4], la nature réelle de washoku associée de façon intrinsèque à la culture japonaise reste pourtant loin d’être comprise. L’analyse de la démarche des initiateurs de cette inscription comme leur conception de washoku peut nous éclairer. Une série d’ouvrages parus à partir de 2015, initié par le conseil national de la culture Washoku (Washoku bunka kokumin kaigi) livre un certain nombre de clés à partir des contenus sélectionnés. Kamakura Isao l’un des porteurs principaux de cette candidature sur le plan scientifique et grand spécialiste de l’histoire culturelle japonaise est aussi l’un des initiateurs de cette série d’ouvrages [5].
Le premier d’entre eux consacre quelques pages à la genèse du projet et en particulier à la formulation progressive du contenu de la candidature japonaise face à l’inscription du « Repas gastronomique des Français » en 2010. La toute première initiative revient à l’organisation non gouvernementale Nihon ryōri akademi (litt. L’Académie de cuisine japonaise), crée en 2004 à Kyoto. Elle s’est donné comme buts de développer la cuisine japonaise washoku en faisant la promotion de sa culture et de son savoir-faire et en développant l’éducation dans ce domaine au Japon, tout en multipliant les échanges avec des cuisiniers dans le monde entier afin de la faire connaître. Elle est présidée par le chef Muratata Yoshihiro qui représente la troisième génération du restaurant Kikuno-i (litt. Le puits du chrysanthème) à Kyoto. Cet établissement figure parmi les ryōtei célèbres de l’ancienne capitale pour leur cuisine kaiseki. Ce type de restaurant sert dans un cadre associée à une certaine idée de la tradition japonaise une cuisine qui fusionne différents courants culinaires historiques japonais dont l’un correspond à la cuisine de la cérémonie de thé kaiseki [6]. Ce terme a été emprunté par la suite pour désigner ce qui est considéré comme le sommet de la gastronomie japonaise. Ce type d’établissement ne se révèle guère accessible à la majorité des japonais par les prix pratiqués. Prenant conscience de l’écart grandissant entre la cuisine japonaise telle qu’il la prônait et celle pratiquée au domicile de chacun au Japon à dominante de plus en plus occidentale, Murata a pris contact avec la préfecture de Kyoto afin qu’elle évoque ce problème avec le Ministère de l’éducation nationale. L’appui du ministère obtenu et surtout l’annonce de l’inscription en 2010 du « Repas gastronomique des Français » a fait germer l’idée d’une éventuelle candidature de la cuisine japonaise à la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Paraissant depuis 2015 à raison d’un volume chaque trimestre, la première série de dix ouvrages en cours de parution sera suivie par une seconde du même nombre. Ses titres éclairent d’une manière décisive la conception de cette candidature : 1. Washoku et quoi ?, 2. Les rites annuels et les conventions, 3. Sociabilité et manières de faire, 4. Washoku et la santé, 5. Histoire de Washoku, 6. Washoku et accommodement, 7. Le secret d’Umami, 8. Les aliments de la région d’origine, 9. Les douceurs japonaises et le thé japonais, 10. Washoku et le saké japonais. La seconde série sera consacrée à des études plus détaillées de ses composantes, comme un certain nombre d’ingrédients indispensables, voire la vaisselle etc. Les thèmes sélectionnés brossent un tableau très large de la cuisine japonaise, en la reliant non seulement à certains gouts et préparations, mais aussi aux manières de table, aux relations sociales, voire aux religions, aux rites et coutumes etc. démontrant à quel point la culture japonaise dans sa globalité qu’elle soit matérielle ou immatérielle reste prégnante dans cet univers. Le premier volume relie le caractère unique de washoku à des modes de cuisson comme celui à la vapeur, au fait de bouillir, de cuire dans un bouillon, suivi de la culture du dashi (le bouillon japonais à base de flocons de bonite séchée et d’algue konbu), au développement de techniques de fermentation qui ont donné le miso, la sauce soja et le saké, à l’usage de baguettes et de bols, à la cérémonie de thé et aux douceurs japonaises wagashi [7], au menu type (riz, soupe, plat d’accompagnement et condiments salés). Enfin quelques plats emblématiques des premiers emprunts aux cuisines occidentales et devenus familiers à chacun au Japon comme nikujaga (des pommes de terre cuites avec de la viande), sukiyaki (de fines tranches de bœufs, accompagnées de légumes que l’on fait cuire devant soi dans un plat spécial), kare (du riz blanc accompagné d’une sauce au curry enrichie de légumes ou de viande), korokke (des croquettes de pommes de terre ou d’autres ingrédients) et tonkatsu (du porc pané ou d’autres ingrédients préparés semblablement) complètent cet ensemble.
Washoku correspond non seulement à une cuisine proprement dite avec ses modes de cuisson, ses ingrédients spécifiques, ses techniques, ses associations pérennes comme le thé et les douceurs japonaises, ses recettes emblématiques, voire son menu, qui dicte des manières de table et une vaisselle adéquate. Cette cuisine est aussi le produit d’une évolution historique continue, dans laquelle les processus d’hybridation ne manquent pas depuis des siècles. L’histoire des douceurs japonaises en constitue un exemple tout à fait significatif. Elle repose sur des produits parvenant d’un environnement spécifique. Mais aux yeux de ses concepteurs, washoku englobe également tout un rapport au monde qui s’articule à travers celui avec la nature, les saisons comme entre les hommes et ces derniers avec les divinités. L’ordre des publications indique cette primauté accordée à ce rôle d’intercesseur avec le monde du divin.
Le respect accordé à la nature se traduit par la tenue de rites et cérémonies tout au long de l’année qui établissent des liens avec les divinités shintoïstes incarnées dans cette même nature. Les humains peuvent vivre du fait des bienfaits qu’elle leurs accorde. Leur alimentation est constituée de la vie de multiples plantes et animaux. Il est donc du devoir des hommes de faire en sorte que tout au long de l’année les divinités bénéficient des meilleures conditions possibles et soient donc régulièrement honorées sous la forme de rites. Par ailleurs le repas partagé avec les divinités shizen ryōri constitue le cas le plus emblématique de cette relation très forte entre les humains et les divinités shintoïstes à travers la cuisine. Ces mets destinés dans un premier temps aux divinités sont ensuite consommés au cours d’un banquet naorai. La consommation de ce dernier permet aux humains de se trouver en contact direct avec les divinités et de leur transmettre leurs vœux.
Le choix du nouvel an dans la formulation de la candidature se veut emblématique. Les auteurs ont parfaitement conscience que bien des rites qu’ils décrivent ont disparus ou sont en voie de disparition dans un Japon toujours un peu plus moderne et occidentalisé, comme cela est rappelé à diverses reprises dans ces ouvrages. Ils brossent l’image de washoku des années 1960 -1970 au plus tard. Cependant ils ont aussi conscience que la mémoire de ces rites continue à imprégner la culture et les habitudes de chacun au Japon.
Le nouvel an japonais se caractérise dans tout le pays par différents rites, en particulier associés à la composition des repas de cette période qui s’étend du 28 décembre au 3 janvier. C’est l’un des rares moments de l’année durant lequel les commerces ferment et la vie se déroule essentiellement au domicile ou à celui de proches. La consommation de mochi constitue l’un des symboles et des grands moments de cette période. Collective leur fabrication est souvent entreprise à l’extérieur du domicile car elle permet de solliciter les liens de la collectivité et de les fortifier … ce qui n’empêche pas de les trouver tout prêts dans les supermarchés. A base de riz blanc gluant écrasé à l’aide d’un pilon dans un mortier de bois, la pâte est modelée ensuite en galettes ou en carrés de taille diverse suivant les régions. Les mochi sont consommés le plus souvent dans le bouillon du nouvel an zōni. Les variations régionales de la composition de ces bouillons sont souvent montrées comme exemplaires dans le domaine de la diversité des traditions culinaires locales au Japon. La consommation de mochi permet d’absorber l’esprit ki de la nouvelle divinité de l’année toshigami en parfaite santé et d’en bénéficier tout au long de l’année qui commence. La consommation de la boisson toso composée de saké parfumé d’épices constitue l’un des autres grands rituels alimentaires. Versée dans des coupelles elle est bue tour à tour par tous les membres de la maisonnée, afin encore de resserrer les liens de cette communauté familiale et d’en assurer une bonne santé tout au long des douze mois à venir. Les repas proprement dits s’identifie à la consommation de la cuisine osechi ryōri. L’interdiction de cuisiner les trois premiers jours de l’année comme d’allumer l’âtre a prévalu pendant des siècles, obligeant les femmes de la maison à préparer plusieurs jours à l’avance les multiples plats qui composent cette cuisine. La plus grande part d’entre eux possède une signification symbolique particulièrement appréciée les premiers jours de l’année. Ainsi l’algue konbu s’associe à la joie qui se dit yorokobu. Kazu no ko, les œufs de hareng, se traduit littéralement par « enfants en grand nombre ». Leur consommation doit assurer une large descendance dans une société où la continuité familiale reste fondamentale dans l’organisation sociale, même si le pourcentage de célibataires japonais au-dessous de 40 ans démontre que cette question devient de moins en moins une préoccupation fondamentale. Les haricots noirs de soja kuro mame autre plat indispensable, sont porteurs de bonne santé qui se dit mame.
Une vaisselle en laque rouge décorée de motifs auspicieux, réservée à cette période de l’année, permet de consommer tous ces mets que ce soit le bouillon auquel est réservé un bol particulier, la boisson toso contenue dans une verseuse en laque et qui se consomme dans des coupelles dans le même matériau. Osechi ryōri est disposée avec beaucoup de soins dans des boîtes également en laque, qui se superposent, mettant en valeur les contrastes de forme et de couleurs des multiples préparations qui les composent. Les baguettes neuves en bois, symboles de pureté, sont ornées de papiers décorés aux multiples symboles. En décembre, les revues féminines consacrent de longs articles dans ce domaine aux coutumes de familles dotées d’une longue lignée que ce soient celles de fabricants de produits alimentaires de base, d’artisans etc., chacune respectant des traditions transmises de générations en générations
Cependant la réalité dans le Japon des années 2000 s’éloigne toujours un peu plus chaque année de ce schéma de plus en plus fantasmé. Tout d’abord l’idée de consommer que de la cuisine froide pendant plusieurs jours et toujours la même séduit de moins en moins, d’autant plus durant une période où le thermomètre a tendance à baisser considérablement. La possession de cette vaisselle spécifique suscite un encombrement de moins en moins toléré par les ménagères dans des appartements de faible superficie. La préparation de cette cuisine qui demande plusieurs jours de travail continu (l’auteur de ses lignes a partagé cette expérience) suscite de moins en moins d’engouement. Le très gros travail de préparation suscité par ces mets prenait tout son sens dans une large maisonnée. Le pourcentage de personnes seules ou de familles nucléaires rend quelque peu irréalisables une telle cuisine.
Aussi l’évolution actuelle suit une très grande simplification, conservant la consommation de ces mets spécifiques le jour de l’an. La maîtresse de maison peut préparer quelques-uns des mets symboliques de la cuisine osechi ryōri mais l’habitude de commander ces boîtes toutes prêtes se développent aussi très vite. Il suffit de feuilleter les grands quotidiens à l’approche de décembre ou de se rendre dans les grands magasins ou les grandes surfaces pour s’apercevoir de la banalisation de cette démarche. Par ailleurs osechi ryōri possède ses variations occidentales voir chinoises, car la consommation de ces mets relativement frugaux, essentiellement végétariens ne satisfait plus des palais habitués à toutes sortes d’autres saveurs. Il n’est pas rare d’entendre parler de la préparation d’un sukiyaki le soir du jour de l’an, qui démontre à quel point la consommation de viande a pris de l’ampleur au Japon.
Compte tenu de la curiosité des japonais pour tout ce qui est nouveau et différent, seules de nouvelles hybridations déjà en cours peuvent permettre à washoku tel qu’il est défini de se perpétuer. La boulangerie comme les chocolats japonais constituent deux exemples de la remarquable créativité actuelle dans l’archipel, proposant des produits uniques qui ne se retrouvent pas dans leurs pays d’origine. Leur consommation s’est insérée dans de nouveaux usages, voire de nouveaux rites. Dans la mesure où les apports occidentaux au tournant du 19e siècle font partie désormais intégrante de washoku, gageons que ces nouvelles hybridations en cours vont élargir encore un peu plus le contenu de washoku.
Sylvie Guichard-Anguis
Directrice de la Revue Géographie et Cultures
Maison de la recherche
Laboratoire Espaces, Nature et Culture (ENeC)
CNRS/Paris-Sorbonne
28, Rue Serpente
75006 PARIS
[1] Ishige Naomichi et Nicolas Baumert « Japon », in Poulain Jean-Pierre (dir.) Dictionnaire des cultures alimentaires 2e édition augmentée, Paris, Presses Universitaires de France, 2018, pp.809-819
[2] Washoku bunka kokumin kaigi, Washoku to nanika ? (A propos de Washoku), Kyoto, Shibun kaku, 2017 3e édition
[3] Taniguchi Jirō et Masayuki Kusumi, Le gourmet solitaire (traduction du japonais), Paris, Casterman, 2005
[4] Baumert Nicolas, Le saké une exception japonaise, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011.
Ishige Naomichi, L’art culinaire au Japon (traduction du japonais), Nîmes, Lucies éditions, 2012
[5] Kumakura Isao, Nihon ryōri no rekishi (Histoire de la cuisine japonaise), Tokyo, Yoshikawa Kōbunkan, 2007
[6] Guichard-Anguis Sylvie, « Création et esthétique culinaire au Japon : le kaiseki », in Csergo Julia et Fréderique Desbuissons (dir.), Le cuisinier et l’art. Art du cuisinier et cuisine d’artiste (XVIe-XXIe siècle) », Paris, Les éditions de l’institut national de l’histoire de l’art, 2018, pp. 93-102
Tsutsui Hiroichi, Kaiseki no kenkyū. Wabicha no shoku rei (Recherches sur la cuisine Kaiseki. Courtoisie du repas associé au thé wabi), Kyoto, Kodansha, 2002
[7] Sylvie Guichard-Anguis, « Cérémonies de thé », in Jean-Pierre Poulain (dir.), Dictionnaire des cultures alimentaires 2e édition augmentée, Paris, Presses Universitaires de France, 2018, pp.282-285.
Sylvie Guichard-Anguis, « Thé vert au Japon », in Jean-Pierre Poulain (dir.), Dictionnaire des cultures alimentaires 2e édition augmentée, Paris, Presses Universitaires de France, 2018, pp.1419-1423.