Fonds gourmand de la bibliothèque de Dijon : « L’objectif est de conserver et diffuser le patrimoine gourmand écrit et graphique contemporain »

Pour les passionnés de cuisine ou les gastronomes en herbe, le fonds gourmand de la bibliothèque de Dijon a tout de la caverne d’Ali Baba. Marie Jorrot, responsable du fonds gourmand, et Caroline Poulain, responsable des collections patrimoniales, nous font le plaisir de nous guider dans ce dédale culinaire et gastronomique où chaque document nous plonge, à sa manière, dans l’histoire culinaire de la France et de l’Europe.

 

 

Le fonds gourmand de la bibliothèque de Dijon est aujourd’hui devenu une référence pour les chercheurs ou les curieux intéressés par les thématiques alimentaires et culinaires. Pour celles et ceux qui ne le connaîtraient pas encore, pourriez-vous nous le présenter ?

 

Marie Jorrot : Le fonds gourmand est aujourd’hui composé de plus de 35 000 monographies et de nombreux titres de périodiques. Il est possible d’effectuer une recherche dans la base de données de la bibliothèque et de venir consulter les ouvrages. Comme il s’agit d’un fonds patrimonial, il n’est pas possible de les emprunter et de les emporter à la maison, la consultation se fait sur place. Un coin lecture a été aménagé récemment pour permettre cette consultation dans un cadre chaleureux et confortable. Quelques documents de référence, une sélection de nouveautés et des fictions sont accessibles directement dans la salle de lecture, les autres sont apportés sur demande. Les ouvrages anciens et précieux, l’iconographie et les menus sont également consultables, à certaines conditions et dans un espace spécifique.

Le fonds est d’abord gastronomique, puis culinaire, enfin gourmand. Ce choix de termes n’est pas anodin, puisqu’il renvoie à des réalités différentes, de même qu’à une politique documentaire – les critères de sélection des documents – plus étendue. En effet, au-delà de la stricte gastronomie, le fonds conserve aujourd’hui des documents sur la thématique gourmande au sens large, de la production à la consommation, en passant par l’histoire et la sociologie de l’alimentation, domaines de plus en plus riches, ou les fictions : romans, albums jeunesse ou mangas, par exemple. L’exhaustivité est bien sûre impossible, d’autant plus ces dernières années avec le succès grandissant de la thématique. L’objectif de la sélection est donc aujourd’hui de constituer un fonds de référence, en même temps qu’un échantillon représentatif de l’édition actuelle, et donc de conserver et diffuser le patrimoine gourmand écrit et graphique contemporain.

Ce patrimoine se niche dans tous les types de collections de la bibliothèque. Des documents anciens sont acquis régulièrement, et nous avons la chance d’en conserver déjà dans les fonds historiques : bibliothèque des jésuites, occupants originels des lieux au XVIIe siècle, confiscations révolutionnaires, ainsi que dons, legs et achats de fonds privés. Le fonds Firmin Fleurot, consacré à la viticulture, est arrivé à la bibliothèque de Dijon dès le 19e siècle et aurait servi de référence lors des événements liés au phylloxera en Bourgogne ; l’important ensemble de menus de la famille Muteau est également un ancien fonds privé, témoin précieux de la vie familiale et publique. On retrouve aussi des documents liés à l’alimentation et à la gourmandise parmi le dépôt légal imprimeur de Bourgogne, les livres d’artistes, la bibliophilie contemporaine et l’iconographie (photographies, estampes, éphémères). Les archives du dépôt légal du Web (Bibliothèque nationale de France) et de l’audiovisuel (INA), accessibles depuis des postes dédiés dans la salle de lecture, constituent un ensemble de données extrêmement riche pour l’étude des domaines culinaire et oenologique et de leur médiation. Grâce à ce dispositif, les premiers blogs culinaires et les émissions de Maïté sont conservés et accessibles !

Le fonds gourmand, ce sont aussi des événements et des actions de médiation des documents et du patrimoine gastronomique. Sur place, de manière régulière : visites, expositions, lectures,  conférences-dégustations, etc. sont proposées sur des thématiques historiques ou actuelles. Les actions et partenariats avec les écoles professionnelles rappellent l’aspect bien vivant de ce patrimoine, et l’importance de sa transmission. En ligne, le blog Happy Apicius offre, à travers des articles que nous voulons rigoureux mais accessibles, un point sur des thématiques transversales, des pièces remarquables du fonds, des événements ou personnalités de la gastronomie… Le fonds est également à la page et se met en scène régulièrement sur les réseaux sociaux : facebook, twitter, pinterest, où il n’hésite pas à poster des images de ses bons petits plats… patrimoniaux !

 

Quand l’idée de constituer un fonds gourmand a-t-elle été initiée et comment sa mise en place s’est-elle déroulée ?

 

Marie Jorrot : Ce fonds est né officiellement le 27 novembre 1985, date de la signature de convention de pôle associé entre la bibliothèque municipale de Dijon et la Bibliothèque Nationale. L’objectif en est la mise en valeur du patrimoine écrit en région, ici autour d’un axe thématique. La Bibliothèque Nationale fait alors parvenir un exemplaire de chaque ouvrage reçu au dépôt légal éditeur dans les domaines culinaire et œnologique.

Depuis quelques années, le soutien apporté par la BnF mais aussi par le ministère de la Culture (Service livre et lecture) et la DRAC (Direction régionale des Affaires culturelles) Bourgogne se concentre sur la numérisation et la mise en ligne des documents, notamment les menus, et les acquisitions se poursuivent grâce à l’engagement de la Ville de Dijon.

 

Quels sont les trésors de la collection du fonds gourmand ?

 

Marie Jorrot : Le fonds conserve de nombreux trésors et il est difficile d’en proposer une sélection ! Voici cependant quelques documents particulièrement précieux pour l’étude et la conservation du patrimoine culinaire, témoins des préoccupations et pratiques de leur temps.

Quelques-uns de nos manuscrits médiévaux offrent des représentations de repas parmi leurs enluminures, à travers des illustrations de scènes religieuses ou littéraires. C’est le cas de l’Histoire ancienne en français, jusqu’à la bataille de Pharsale, un manuscrit produit en Palestine au XIIIe siècle. La scène représentée est celle d’Abraham et les trois anges (cote : MS 562, folio 21v, numérisé). Une « jeune fille courtisée lors d’un repas » apparaît dans le Décret… de Gratien (cote : MS 341, f° 341, 13e siècle), « Lazare et le repas du mauvais riche » ainsi qu’une « distribution de pain aux pauvres » dans des Mélanges littéraires du 14e siècle (cote : MS 525, f° 131v et 145bis, numérisé), un « festin à la cour d’Araptus » dans un Recueil d’opuscules en français du 14e siècle (cote : MS 526, f° 9, numérisé).

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Enluminure représentant Abraham et les trois anges, Histoire ancienne en français jusqu’à la bataille de Pharsale, Palestine, 13e siècle, MS 652 f° 21v

L’un des trésors du fonds, pour les périodes anciennes, est un manuscrit bourguignon de médecine, datant du milieu du XVe siècle. Il s’agit d’un texte traduit en français, rédigé originellement en latin au XIIe siècle par Mattheus Plataire, enseignant de l’école de médecine réputée de Salerne, le Livre des simples médecines. Il contient des recettes de simples et est orné de nombreuses illustrations en couleurs (cote : MS 391).

La bibliothèque a hérité des Jésuites deux livres de cuisine imprimés liés au Vatican. Le De honesta voluptate ac valetudine, de Bartolomeo Sacchi (dit Battista Platina ou Platine), humaniste et directeur de la bibliothèque du Vatican, est un incunable rédigé en latin dans lequel l’auteur reprend 170 des recettes de Maestro Martino, cuisinier des cours princières du XVe siècle, publiées dans son Libro de Arte Coquinaria, et y adjoint ses considérations sur le régime alimentaire, la valeur des nourritures régionales et l’utilité d’une activité physique régulière (cote : 20350, édition 1499). L’Opera… de Bartolomeo Scappi, cuisinier « secret » du pape Pie V, contient 6 livres accompagnés de tables, consacrés successivement à la connaissance des produits (chapitre écrit pour son disciple), aux recettes de viandes et de volailles puis de poissons, aux recettes en fonction du calendrier (avec quelques pages sur le cuisinier en voyage), à 237 recettes de pâtes et enfin à la cuisine pour les malades. Ce livre est remarquable de modernité pour son époque (1570), en ce qu’il contient de  nombreux types d’images d’une grande qualité et extrêmement précieuses aujourd’hui : les cuisines et pièces annexes, les instruments, et un repas en conclave (cote : 16071).

Viennent ensuite des ouvrages de référence pour la cuisine française : Le cuisinier françois de Pierre de la Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles, le gourverneur de Chalon-sur-Saône, publié à Troyes en 1686 pour notre édition. Cet ouvrage est le premier à présenter des innovations devenues des classiques : les poissons au bleu, le bœuf à la mode, les œufs au miroir et à la neige… Les recettes destinées aux tables de la haute société côtoient celles des ménages, et cette nouveauté connaît un franc succès. Il est aussi le premier ouvrage de cuisine ouvertement critiqué par un contemporain, un certain L.S.R., une pratique qui devient courante au cours du 18e siècle (cote : Res. 252). Le cannameliste français, par Joseph Gilliers, chef d’office et distillateur du roi de pologne et duc de Lorraine, est organisé comme un dictionnaire, dans un souci de facilité d’utilisation et de transmission des savoirs aux jeunes professionnels. Cet ouvrage est consacré au sucre et à la confiserie : cannamelle est en effet le nom ancien de la canne à sucre, et le cannaméliste, celui qui s’occupe de la confiserie et des liqueurs, de transformer fruits et fleurs à l’aide du sucre pour les servir en dessert (cote : FA II-109, édition 1768).

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Le cannameliste français… de Joseph Gilliers, 1768, FA II-109

Pour l’époque moderne, la bibliothèque conserve également de nombreux ouvrages de botanique et des récits de voyage qui traitent des plantes comestibles et des manières de les accomoder, ainsi que des estampes artistiques représentant des scènes gourmandes. Pour le XIXe siècle, trois documents ressortent particulièrement.

  • Le pâtissier royal parisien… de Marie-Antoine (dit Antonin) Carême, pâtissier et chef français, célèbre à Paris pour ses pièces montées, véritables constructions architecturales et artistiques, comprend 25 planches dessinées par l’auteur, qui pour se former a étudié et recopié les gravures d’architecture du Cabinet des estampes de la bibliothèque nationale, complètent les recettes d’entrées froides (le pâtissier reste longtemps celui qui confectionne… des pâtés, salés ou sucrés) et d’entremets au sucre, en se concentrant sur des pièces d’ornement ou en explicitant les décors (cote : FD I-1742, édition 1841).

  • La première édition, en 1867, du Livre de cuisine… de Jules Gouffé apporte un peu de couleur à l’illustration culinaire ! 24 planches en couleurs représentent des natures mortes, des explications techniques (bridage de la vollaille, plats dressés) et des décors culinaires, 161 bois en noir des ustensiles, plats, aliments et actions (démoulage, embrochement). Il s’agit d’un livre de recettes généralistes du maître de la cuisine du Second Empire, qui fut pâtissier cuisinier faubourg Saint Honoré, puis officier de bouche du Jockey Club de Paris et à la cour de Napoléon III, divisé en deux parties : cuisine bourgeoise (soin, économie et confortable) et grande cuisine (progrès, bon goût, éclat). Cet ouvrage fut écrit avec le souci de la précision des ingrédients, quantités, durées de cuisson et mode de réalisation. Le but de l’auteur est que chacun mange du mieux possible, suivant sa position sociale (cote : Res. 2825).

  • Enfin on peu citer pour la même période le plus ancien menu de nos collections, celui du repas de la 360e séance du Jury dégustateur, organisé par Grimod de la Reynière le 13 mars 1810, comprenant en plus des plats et boissons la liste des membres du jury et quelques observations qui ne manquent pas d’humour (cote : M IV-333). Grimod est un homme fantasque, cynique et spirituel, créateur de la littérature gastronomique, qui institue un jury de dégustateurs, groupe de gastronomes dont le rôle est de délivrer des « légitimations » qui sont publiées, fidèlement reproduites, dans l’Almanach des gourmands.

Dans le domaine de la création contemporaine, on peut citer en particulier les manières noires de Judith Rothchild, une artiste américaine vivant en France, qui s’attache régulièrement à représenter des fruits avec une mise en valeur particulière des ombres et de la lumière permise par sa technique très aboutie. Ces trésors et bien d’autres ont été mis en valeur à l’occasion de différentes expositions, dont les catalogues peuvent être feuilletés en ligne : https://fr.calameo.com/accounts/150779.

 

Y a-t-il une pièce du fonds gourmand (livre, menu, photo, ou autre) qui vous tienne particulièrement à cœur ? Si oui, laquelle et pourquoi ?

 

Marie Jorrot : Pour ma part, mon « chouchou » est certainement L’Opera… de Bartolomeo Scappi, cité plus haut dans nos trésors. S’il me tient à coeur, c’est d’abord pour sa modernité, la qualité historique et artistique de son contenu et de ses illustrations. Le rendu de la perspective du plafond dans la représentation du repas de conclave est très surprenante pour un livre de cette époque, même en Italie ! C’est un incontournable des visites du fonds gourmand et il fait toujours réagir le public, en particulier les plus jeunes, qui peuvent à la fois faire le lien et rechercher les différences entre leur quotidien et ce qu’ils observent en images, autour de l’organisation de la cuisine et du matériel utilisé. En cela, le livre de Scappi facilite aujourd’hui l’entrée dans l’histoire culinaire. Enfin, c’est un ouvrage que j’ai découvert dès 2007, bien avant de savoir que j’aurais un jour accès à l’original, à travers le roman de l’historienne Michèle Barrière Natures mortes au Vatican,, que ma mère m’avait prêté. Ce roman, très drôle, apporte énormément de connaissances historiques, donne vie aux personnages et, de manière romancée, à la création de l’Opera… lui-même.

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Repas de conclave au Vatican, Opera… de Bartolomeo Scappi, Venise, 1570, 16071

Caroline Poulain : Quant à moi, puisque Marie vous a parlé d’un livre plutôt rare, je vous propose une petite pièce comme nous en conservons tant à la bibliothèque. Il s’agit d’un menu, de fiançailles ou de mariage, offert en 1932 et dont on ne connaît pas grand chose du contexte. Le recto du menu est cependant orné des visages du couple, donnant un caractère touchant à ce document relevant de l’histoire intime de quasi-inconnu.e.s. Les futur.e.s marié.e.s ont même servi de mascotte à notre collecte de menus d’amour (fiançailles, mariage, enterrement de vie de jeune fille et de garçon, anniversaire de mariage…) en 2017 ; je les avais baptisé.e.s pour l’occasion Madeleine et Lucien [1] !

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Menu du 7 avril 1932, M III-1063

 

Quels seront les liens futurs entre le fonds gourmand et la cité de la gastronomie de Dijon ?

 

Caroline Poulain : Rappelons d’abord que le fonds gourmand a constitué un argument pour appuyer la candidature de Dijon en réponse à l’appel à manifestation d’intérêt lancé par la MFPCA.

Les collections constituent une ressource naturelle pour l’élaboration des expositions permanentes et temporaires de la Cité Internationale de la Gastronomie et du Vin. Nous avons régulièrement été en contact avec l’agence en charge des expositions qui seront présentées à l’ouverture pour échanger, sélectionner des références, des images utiles à la muséographie, recommander des personnes-ressources sur l’histoire de la cuisine…

Par ailleurs, la vie culturelle de la Cité s’appuiera nécessairement sur des partenariats avec les institutions culturelles du territoire comme la bibliothèque municipale.
Enfin, j’ai le plaisir de participer au Comité d’orientation stratégique de la Cité ; la bibliothèque suit ainsi avec attention le projet et ses avancées.

 

Récemment, Guillaume Gomez, chef des cuisines de l’Elysée, a fait don de sa collection de menus au fonds gourmand. En quoi consiste-t-elle et est-il possible de la consulter ?

 

Caroline Poulain : Le fonds gourmand conserve en effet un très belle collection de menus du début du XIXe siècle à nos jours, en constant enrichissement, grâce à des achats mais aussi à des dons de particuliers ou de collectionneurs. De 2 300 menus il y a dix ans, la collection est ainsi passée à 17 000 pièces.

En 2017, a été lancé un travail de démarchage des institutions françaises réputées pour leur table et productrices de menus afin d’envisager une collecte et une conservation à Dijon et constituer un point d’entrée unique pour les chercheur.se.s et les curieux.ses. Le Palais de l’Élysée a bien entendu été contacté et le chef de ses cuisines, Guillaume Gomez, a très généreusement accepté de déposer près de 1 200 menus présidentiels, datant en majorité du quinquennat de François Hollande mais aussi des mandats de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Ces menus sont en cours de traitement et de numérisation et seront accessibles en ligne début 2020 sur le site dédié.

Une exposition a été proposée à cette occasion, mettant en valeur la collection Gomez et les pièces plus anciennes de la bibliothèque pour rendre compte de plus de 100 ans de repas présidentiels [2].

 


[1] La reproduction complète est disponible ici.

[2] Le livret est disponible ici.

 

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