[Vient de paraître] Alice Waters : L’Art de la Cuisine simple

Jamais depuis Guillaume Tirel, alias Taillevent, et son Viandier (1450), l’on a cessé de publier des livres de recettes. Jules Gouffé, cuisinier sous le Second Empire, déplorait que beaucoup se contentent de « se copier servilement les uns les autres.» Le discours s’est aujourd’hui développé au point que les œuvres complètes des chefs nous sont dévotement révélées, illustrées à foison. Le livre de recettes, c’est la pierre de Rosette de la cuisine et de la société française, un trait narcissique pour un festin en paroles dont le lecteur ne se lasse jamais. Les recettes sont-elles suivies par les lecteurs qui n’ont jamais été chez Bocuse ? Ils disent y puiser des idées, mais pour l’ordinaire, au quotidien, chacun sera tributaire de la restauration hors foyer, du sous-vide,du surgelé, ou bien de la restauration rapide. Chaque période de l’histoire est esclave de sa technologie et de son mode de production alimentaire, qu’elle subit plus qu’elle ne domine, on le constate, hélas ! des deux côtés de l’Atlantique.

Son plaidoyer pour une cuisine simple est assorti d’une dizaine conseils, dont l’un des plus précieux est sans appel : « Mangez ensemble : Même s’il s’agit du plus modeste des repas…savourez le rituel de la table. Le moment du repas est un moment d’empathie et de générosité, de partage et de communication. »

C’est de Californie, pourtant, que nous parvient, comme une bouteille à la mer, la traduction par Camille Labro, plume gourmande du magazine M-Le Monde, d’un best seller, déjà traduit en 17 langues : « L’Art de la cuisine simple » publié en 2007 par Alice Waters. Cette traduction n’est que justice, pour deux raisons au moins : le restaurant de l’auteure, à Berkeley, s’appelle « Chez Panisse » et, dès l’introduction, elle justifie ce qu’elle appelle sa « Révolution délicieuse » par cet aveu : « Lorsque jeune et naïve, j’ai ouvert un restaurant (1971)…je cherchais à retrouver les ingrédients et les goûts dont j’étais tombée amoureuse lorsque j’étais étudiante en France : des choses simples comme de la salade, des haricots verts, du pain. »

Son plaidoyer pour une cuisine simple est assorti d’une dizaine conseils, dont l’un des plus précieux est sans appel : « Mangez ensemble : Même s’il s’agit du plus modeste des repas…savourez le rituel de la table. Le moment du repas est un moment d’empathie et de générosité, de partage et de communication. » C’est la voix du bon sens dans un pays où une étude a révélé que le nombre des repas pris « en famille » n’excède guère un par semaine, mais où les « prises alimentaires » vont jusqu’à 21 par jour. A ce rythme, on ne parle plus de repas, on se sert directement dans le frigo de produits indifférenciés rendus comestibles uniquement parce qu’ils sont aromatisés ! La France, à qui l’Unesco a enjoint de protéger le Repas gastronomique des Français n’est pas à l’abri de ce mode vie anglo-saxon à en juger par la prolifération de la restauration rapide achetée ou consommée indifféremment dans les boulangeries, bureaux de tabac, fast foods, snacks, sandwicheries, camions sandwich, épiceries, traiteurs charcutiers et stations service. Grisée par l’essor des plats préparés de la restauration collective et des produits laitiers aromatisés, l’industrie agroalimentaire a vu l’intérêt d’une production d’arômes artificiels, beaucoup moins chers à élaborer que les arômes naturels. Selon les experts, plus du tiers de l’alimentation d’un Européen fait l’objet d’une adjonction d’arômes synthétiques. Aux Etats-Unis, cette proportion dépasse les 50 %.

 

Un coup d’arrêt face au déclin

 

Le premier mérite de « l’Art de la cuisine simple » et de marquer aux Etats Unis, un coup d’arrêt face au déclin du modèle culinaire de toute la société.

La traduction française de « L’art de la cuisine simple » sera utile à tous ceux qui entendent se désintoxiquer de la cuisine industrielle, revenir aux sources familiales, ou plus prosaïquement, pour les jeunes générations, trouver un sens futur pour leur alimentation. (…)

Alice Waters a été entendue jusqu’à la Maison Blanche puisqu’elle a été appelée par Michèle Obama pour réaliser son potager de 8500 m2. Lequel potager court aujourd’hui le risque d’être transformé en practice de golf ! Mais revenons au contenu de ce véritable manuel de savoir-faire culinaire. Ce n’est pas La Cuisine pour les Nuls, car le contenu et la méthode sont pris très au sérieux, comme l’étaient autrefois les recueils de recettes de Marie Ebrard, dite Madame E. Saint Ange (1927) ou de Ginette Mathiot (1932) qui ont mis la cuisine bourgeoise à la portée de tous. Qu’on en juge : six pages des leçons et recettes de base, sont consacrées par Alice Waters aux « quatre sauces essentielles », la vinaigrette, la salsa verde, l’aïoli, le beurre d’herbes ! Dans la seconde partie de l’ouvrage – 175 pages consacrées aux « recettes pour tous les jours » – une cinquantaine sont réservées à la préparation des légumes, toujours axées sur le goût et le respect des saisons.

 

Se désintoxiquer de la nourriture industrielle

 

La traduction française de « L’art de la cuisine simple » sera utile à tous ceux qui entendent se désintoxiquer de la cuisine industrielle, revenir aux sources familiales, ou plus prosaïquement, pour les jeunes générations, trouver un sens futur pour leur alimentation. Sans oublier, rappelle l’historien anglais Théodore Zeldin, que « pour avoir une nouvelle vision de l’avenir, il faut toujours avoir d’abord une nouvelle vision du passé.»  Ce qui invite, de ce côté-ci de l’Atlantique, à poser la question : La cuisine bourgeoise à qui nous devons toute la splendeur mesurée d’un art de vivre à la française, a-t-elle encore un avenir ?

La cuisine bourgeoise apparaît au début du 18ème siècle, d’abord comme une variation simplifiée de la table aristocratique à travers l’ouvrage de Massialot « Le cuisinier royal et bourgeois » (1705), avant que Menon, dans « La cuisinière bourgeoise » (1746) ne songe à s’adresser directement aux femmes qui entendent « éviter la dépense et simplifier la méthode ». Mais il faudra attendre le milieu du siècle suivant pour que les vertus de la table bourgeoise soient largement partagées. Les restaurants qui apparaissent avec l’Empire, la salle à manger qui devient une pièce à part entière, accompagnent cette évolution des mœurs.

Balzac, Flaubert, Zola, Maupassant, fidèles témoins de leur époque, pourront bientôt pointer le glorieux 19ème siècle comme le champ unitaire de la cuisine bourgeoise, voire comme lieu électif de la cuisine française. Liste de témoins auxquels il faut ajouter Marcel Proust, si l’on convient de prendre « La Recherche » comme le dernier tableau cohérent des mœurs eudémoniques de la bourgeoisie française, avec pour emblème le fameux « boeuf froid », chef-d’œuvre absolu la vieille cuisinière Françoise,  « couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent » et servi à Monsieur de Norpois comme pour un sacre ou une dernière cérémonie.

Mais à côté des grands auteurs, qui se souvient des ouvrages tels que « L’art de tenir une maison » de la comtesse de Bassanville (1878), des « Usages du monde » de la baronne Staffe (1889), et encore des manuels de Marie Delorme et de la Mère Marthe « dédié aux ouvrières intelligentes », qui avec leurs 1.50 F par jour, sont invitées à pratiquer « l’aisance par l’économie ». Ces livres de raison ménagère, plus que de gastronomie, étaient édités pour apprendre aux pauvres à faire des économies. Ces temps sont cruels pour le prolétariat des villes où « l’amour du foyer et la sobriété du mari sont assurés par les efforts culinaires de la femme. » Une époque où le héros de Zola « soiffait à tire-larigot». Huysmans ajoute cruellement : l’homme va au bistro pour fuir « les maussaderies d’un ménage où le dîner n’est jamais prêt, où la femme bougonne au dessus d’une enfant qui crie. »

Les temps ont changé. On a pu dire que la cuisine bourgeoise, qui entendait concilier la dépense, le plaisir et la santé, était celle du juste milieu. C’est aujourd’hui le combat d’Alice Waters pour une restauration responsable, étroitement liée à une agriculture durable et des circuits courts et vertueux. C’est sur ces bases qu’elle s’est engagée au sein du mouvement Slow Food international, dont elle est vice-présidente et qu’elle pilote les edible schoolyards (cours d’école comestibles) pour développer une éducation alimentaire au sein des établissements scolaires. Au fil des nombreuses recettes qui sont exprimées avec un luxe de détails, chacun trouvera dans cet ouvrage tous les ingrédients qu’il est nécessaire d’avoir dans sa cuisine, les principales techniques pour les mettre en œuvre, ainsi que des menus équilibrés et généreux à réaliser en famille.

Jean-Claude Ribaut

   


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Alice Waters

Traduction Camille Labro.

Actes Sud / Kéribus Editions. 2018. 32 €

 

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