La France gastronome. Entretien avec Antoine de Baecque

L’histoire culinaire de la France et son succès hors de frontières hexagonales est intimement liée à la naissance, dans la seconde moitié du XVIIIème, d’un lieu devenu institution, le restaurant. Dans son dernier ouvrage La France gastronome. Comment le restaurant est entré dans l’histoire (Payot, 2019), l’historien Antoine de Baecque retrace par le menu l’histoire d’un lieu devenu un fait social total. Entretien.

 

 

Qui a inventé le restaurant ? Et pourquoi ?

 

Mathurin Roze de Chantoiseau. Il pourrait être le pionnier, le fondateur du restaurant, sauf qu’il n’est ni cuisinier, ni restaurateur, mais un assez obscur économiste, un physiocrate. Son idée, à l’automne 1765, en créant le premier restaurant, avec l’aide d’un cuisinier qu’on ne connaît pas, consiste à libérer l’individu des contraintes, à promouvoir l’individualisme, à briser les privilèges, les monopoles, à faire circuler la nourriture comme les personnes et la monnaie. Servir un plat dont le prix est fixé selon le marché, indiqué sur un menu, et proposer une table individuelle sur laquelle est pris un repas sans horaire fixe. Voilà l’idée de l’économiste et l’habitude fondatrice du restaurant.

 

En quoi le fonctionnement du restaurant marque-t-il une rupture dans l’histoire ?

 

La Révolution s’est accompagnée d’une “révolution du palais”. Elle est d’abord un bouleversement social : avec le départ en émigration des princes et aristocrates, les cuisiniers n’ont plus de cuisine ; ils vont fonder leur restaurant dans l’espace public, et les clients deviennent leurs seuls maîtres. On peut y voir un transfert culturel, social, de civilisation : voici une forme d’embourgeoisement d’une vieille habitude aristocratique.

De plus, la Révolution représente l’accession au pouvoir d’un personnel politique nombreux (1200 députés en 1789, plusieurs milliers sur la décennie, sans compter tous les niveaux autres de la politique, parfois plus subalternes). Ce personnel politique aime manger : le pouvoir et le restaurant forgent ici une longue alliance sur la scène culino-politique française.

 

Pourquoi cette alliance entre la fourchette et la plume, des cuisiniers et des hommes de lettres ? 

 

Au début, tout simplement parce que les cuisiniers ne savaient pas écrire, du moins décrire ce que l’on ressentait en dégustant un plat. Ensuite, l’écriture s’émancipe et se légitime en devenant une langue gastronomique. Il faut savoir la parler, et ceux qui la parlent sont amis des cuisiniers.

 

Quand et comment la « politesse gourmande » de la table s’est-elle imposée ?

 

Le restaurant accompagne une mutation des rites de table, de la cérémonie culinaire. On mange plus tard le soir, on fait plus de repas (trois ou même quatre, avec l’apparition du petit déjeuner, du “déjeuner à la fourchette” à midi, et le maintien du souper après les spectacles) ; on sert différemment à table (avant on apportait tout ensemble, désormais on attend plat après plat, passage du « service à la française » au « service à la russe »). Enfin, la France invente ce pourquoi elle est admirée et jalousée dans le monde, mais peu imitée : prendre le temps de parler de ce qu’on mange. D’ailleurs, la durée du repas reste de nos jours la plus longue au monde à Paris. Ailleurs, on ne commente pas ce qu’on mange, vieille pudeur biblique sans doute. En France, on parle de ce qu’on va manger, de ce qu’on est en train de manger, puis de ce qu’on vient de manger…

 

Votre livre se compose comme une galerie de portraits, pouvez-vous en dresser quelques-uns ?

 

Grimaud de La Reynière me semble le “gastronome en chef”. Le raffinement de son goût culinaire le venge de son physique – il n’a pas de mains, et mange puis écrit, ses deux activités principales, à l’aide d’un appareillage. Il invente le « jury dégustateur » (le Michelin de l’époque…) et la presse gastronomique avec son « Almanach gourmand » en 1802, qui publie ses critiques et ses jugements. Cela se double d’un bon journaliste et d’un écrivain talentueux : il sait, mieux que les autres, décrire poétiquement et esthétiquement les sensations qu’il éprouve en mangeant.

Antoine Beauvilliers est le “premier des restaurateurs”, selon l’appellation de Brillat-Savarin dans l’historique de la Physiologie du goût (1825). Avant la révolution, ce cuisiner de prince (le comte de Provence, frère du roi, futur Louis XVIII) s’établit à son compte et refonde le restaurant : au palais royal, dans le luxe, la profusion, et avec une faconde impayable. Il sait faire désirer à ses clients ce qu’il cuisine pour eux.

Antoine Carême est le premier “artiste cuisinier”, unanimement admiré. Il est aussi bien le grand chef (celui qui invente la toque, telle une “couronne” sacrant un nouveau métier prestigieux), le grand cuisinier (il simplifie les menus et ses gâteaux sont célèbres dans le monde entier), que l’écrivain de sa propre pratique culinaire : il sait proposer ses recettes, décrire la cuisine et, mieux encore, dire ce qu’elle devrait être.

Brillat-Savarin est le “théoricien du goût”. Ni cuisinier, ni vraiment gastronome, mais un philosophe du bon goût et le premier historien de la cuisine française. Un monsieur un peu ennuyeux, comme son style, mais indispensable pour légitimer le fait de vouloir bien manger.

Auguste Escoffier, c’est le “patron”. Avec sa cuisine organisée militairement en brigade, il est deux ou trois fois plus efficace que les autres. A la fin du XIXe, il révolutionne la cuisine en créant le modèle du Palace (le Savoy, le Ritz, …) : des centaines de gens viennent s’y montrer en mangeant et désirent, de plus, bien manger, ayant l’argent pour se le permettre. Il faut les nourrir ; Escoffier y pourvoit.

 

Quand le restaurant devient-il populaire ?

 

Il se met en place, au milieu du XIXe siècle sur les boulevards, de véritable « chaînes » restauratrices, qui servent les mêmes plats, selon les mêmes recettes et avec les mêmes habitudes ; on appelle ces nouveaux restaurants, les bouillons. Ainsi, les bouillons Duval possèdent huit succursales à Paris en 1835 ; et l’on trouve aussi le bouillon Chartier, le bouillon Racine, … Tout cela vise à économiser sur les matières premières et le prix des plats. Moins cher, bien situés, rentables par leur “sérialité” (de ce qu’on mange et de la manière de le manger), le bouillon attire un public populaire écarté des premiers restaurants, établissements de luxe, voire de grand luxe. Dans les années 1880, à Paris, du palace au bouillon, il existe un large étagement des possibles du restaurant et de ses publics.

 

La cuisine française a conquis le monde. Domine-t-elle toujours sur le plan symbolique ?

 

J’ai passé l’hiver dernier à New York, et j’ai été frappé par une chose précise, omniprésente : dès qu’on “mange”, bien ou mal, à Big Apple, c’est écrit en français, c’est du “français dans le texte”. Même le “Macdo” vient d’ouvrir sa version chic, le « McCafé », avec un accent à la française sur le “é” !

Voilà la réponse : bien manger c’est français, même si, à New York, c’est bien sûr un français de folklore, dévoyé vers le plus commercial. La principale chaîne de mauvais sandwich, à New York, s’appelle « Prêt à manger », avec l’accent, et une autre chaîne de malbouffe se nomme « Paris Baguette” !!! Par ailleurs, le pâtissier Kayser et la chaîne bio, “Le Pain quotidien”, ont ici pignon sur rue.

 

Les terroirs (vins, viandes, etc.) ont-ils, par leur diversité, également contribué à cette renommée ?

 

Oui, il y a un grand moment provincial de la cuisine française, à la fin du XIXe, parallèlement à la découverte par les premiers anthropologues du « folklore français », en train de disparaître. On peut dire de la cuisine française qu’elle légitime, récupère et prolonge les cuisines régionales, le terroir. C’est un phénomène que les grands chefs avaient compris dès Carême, qui aimait mêler ses inventions propres avec le respect des traditions du terroir.

Escoffier, lui aussi, est très attaché à ses racines provençales, et travaille cette synthèse avec un certain génie : sa cuisine va de la pure invention (la pêche melba, sa plus célèbre) à la reprise du terroir (la ratatouille de Provence, qu’il adorait).


La France gastronome. Comment le restaurant est entré dans l’histoire.

Antoine de Baecque

Payot

238 pages

22 €

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