L’aubergine, légume méditerranéen star par J-C Ribaut avec une recette de Guy Savoy

Plante de l’Ancien monde, domestiquée d’abord en Inde, puis en Chine depuis des millénaires, l’aubergine a voyagé pour devenir l’un des légumes stars des cuisines méditerranéennes. Elle réunit trois saveurs : acidité, amertume et astringence.

Sur le pourtour méditerranéen l’aubergine a établi ses quartiers d’été, au point de faire croire qu’elle est native de ces rivages. Elle peut se déguster crue mais on la préfère cuite, confite, panée, en beignet, frite ou mijotée. En Provence, la ratatouille et le caviar d’aubergine triomphent sur la table familiale. La Sicile la prépare en caponata, avec tomates, oignons, céleri, olives vertes et câpres. À Naples, elle est gratinée au four avec de la purée de tomates et du parmesan. Grecs et Turcs oublient leurs querelles devant la moussaka. La haute cuisine suit le mouvement. Le chef triplement étoilé Gilles Goujon, dont la pastilla aux aubergines confites sert d’écrin au pigeon en croûte d’amandes, vient d’ouvrir à Béziers (Hérault) un second établissement, l’Alter/Native, voué à une cuisine de « fusion marine et végétale »*.

Bien qu’appartenant à la même famille botanique que la pomme de terre, la tomate et le piment, venus d’Amérique avec Christophe Colomb, l’aubergine est une plante de l’Ancien monde, domestiquée d’abord en Inde, puis en Chine depuis des millénaires. Bizarrement, elle est inconnue des Grecs et des Romains. Elle a suivi les routes de la soie et des épices jusqu’en Perse. Elle arrive en Espagne avec la conquête musulmane de l’Andalousie : badindjan en arabe, devient berenjena, en castillan. Les médecins persans sont d’abord méfiants. L’un d’eux, Rhazès, insinue, aux environs de l’an mil, que l’aubergine est peu digeste et Avicenne la soupçonne même de favoriser l’épilepsie. Alors, on prend soin de l’éplucher, de faire dégorger la chair avec du sel, de la pocher et enfin de la rôtir pour accompagner le mouton grillé.

Un naturaliste de Bavière, deux siècles plus tard, souligne la singularité de ses trois saveurs réunies, l’acide, l’amère et l’astringente. Il faudra attendre la Renaissance pour qu’un botaniste et médecin lyonnais minimise le caractère indigeste de l’aubergine et concède « qu’elle peut rendre plus vaillant avec les femmes ». Croyance pittoresque, appuyée par le botaniste italien Pierandrea Mattioli (1501-1578) pour qui l’aubergine est apte à rendre « plus vigoureux en paillardise. » C’est l’époque où, selon la Théorie des signatures de l’alchimiste suisse Paracelse, on accorde un pouvoir aphrodisiaque à tous les fruits et légumes de forme priapique.

L’imam s’est évanoui

L’Empire ottoman donne à l’aubergine (patlican) ses lettres de noblesse. Istanbul connaît au moins une trentaine de façons de la préparer, dont la plus fameuse, farcie à la viande ou au riz, cuite à l’huile d’olive, est appelée « Imam bayildi », en français : l’Imam s’est évanoui… de plaisir naturellement. Au début du XXe siècle, cet empire comprend encore une partie de la péninsule des Balkans, l’Anatolie, la Syrie et la Palestine, une partie de l’Arménie, le Kurdistan, l’Arabie et le nord-est de l’Afrique, ce qui explique l’omniprésence du caviar d’aubergine dans tout le Moyen-Orient : baba ghanoush ou moutabal au Liban, melitzanosalata en Grèce, mtabbal en Syrie, patlican ezmesi ou salatasi en Turquie, mirza Ghasemi en Iran… La préparation est simple : Il suffit de faire cuire l’aubergine entière ou coupée en deux, au four ou sur la braise, puis de réduire sa chair en purée avec différents ingrédients : huile d’olive ou de sésame, et aussi en fonction des goûts locaux, ail, jus de citron, tahini (crème de sésame), yaourt, cumin, noix, tomate…

La moussaka, en revanche, nécessite une certaine expérience. Dans l’huile d’olive, l’aubergine émincée acquiert sa transparence et vient se joindre à l’agneau finement haché, mêlé de cannelle et d’une feuille de laurier. C’est l’alternance voluptueuse d’un lit de suaves douceurs végétales et d’une couche de viande parfumée par les herbes et les épices – l’origan, le basilic, le persil, le cumin, la muscade, l’aneth et les aromates chéris des dieux, thym, laurier et romarin.

En France, l’ostracisme médicinal qui frappait l’aubergine a cessé lorsque le Calendrier républicain attribua le nom d’aubergine au 26e jour du mois de vendémiaire (17 octobre). Sous le Directoire, les gourmets parisiens venaient au Palais Royal, à l’enseigne des Trois Frères Provençaux, se régaler d’un papeton d’aubergine. Le Premier consul Bonaparte, habitué de l’établissement, préférait les aubergines grillées avec des tomates à l’ail, accompagnant des côtelettes de chevreau.

Pourtant, la méfiance à l’égard de l’aubergine n’a jamais totalement disparu, même si ses propriétés antioxydantes et son rôle hypotenseur et diurétique sont désormais reconnus. La consommation française annuelle reste inférieure à un kilo par habitant, contre 10 kg au Moyen Orient. Un expert de l’Inrae confirme : « Encore récemment, un procès de l’aubergine fut fait dans la presse, pour les infimes traces de nicotine » trouvées dans ce légume. Une étude du Conseil de l’Europe rappelle qu’en Europe du Nord, « la plupart des gens n’avaient encore jamais vu d’aubergines dans les années 1960 ».

L’aubergine, un légume asiatique

En réalité, aujourd’hui l’aubergine est d’abord un légume asiatique et marginalement méditerranéen (Italie, Espagne, Grèce). En France, la production est limitée aux vallées du Rhône et de la Garonne. La Chine et l’Inde assurent 85 % de la production mondiale. Depuis le début du XXIe siècle, les Chinois et les Taïwanais ont industrialisé la production de plants greffés en serre hors-sol. Les maladies et les ravageurs, proches de ceux de la tomate, n’épargnent pas l’aubergine qui est aussi soumise aux pratiques agricoles industrielles. Une filiale indienne de Monsanto a développé une variété OGM, sous moratoire depuis 2010, interdite en Inde depuis 2016, et néanmoins cultivée au Bangladesh.

En Europe, les Pays-Bas ont standardisé la production en adaptant l’aubergine à la culture sous serre et en hors-sol qui permet une production huit mois sur douze. Ils ont même réussi à imposer sur le marché français un fruit demi-long, ovoïde, de couleur uniforme, « noir brillant », et des hybrides apparus en 1973, sans graines ou avec peu de graines sans embryons, selon une manipulation génétique appelée parthénocarpie. Ces variétés nouvelles ont réussi à s’imposer en raison de la politique commerciale agressive des Pays-Bas, alors que les consommateurs français étaient attachés jusque-là à des aubergines allongées et cylindriques, souvent violettes, très légèrement amères, mais surtout cultivées en pleine terre.

Chez les sélectionneurs, le goût n’est pas prioritaire. On l’a vu avec la tomate. Ces aubergines « modernes » se distinguent par une saveur douce qui s’oppose à l’amertume plus ou moins prononcée de l’aubergine traditionnelle, alors baptisée « le cèpe du pauvre » pour ses nuances évoquant le sous-bois. On note aussi un intérêt étrange pour l’aubergine blanche, véritable caméléon, dépourvue de toute amertume. Faut-il la faire dégorger dans du lait, comme le recommandent certaines recettes ? Le grand chef Roger Vergé, au Moulin de Mougins, restait circonspect : « C’est un légume à caresser du regard et du bout des doigts. » Quant à savoir s’il faut ou non éplucher l’aubergine, l’écrivaine Marie Rouanet (« La cuisine amoureuse occitane ») avance qu’il faut la savonner : « Ce nettoyage est considérablement érotique », écrit-elle. Notre conseil, éviter de consommer les aubergines cultivées hors sol, hors saison, sous serres chauffées et vérifier leur provenance.

*L’Alter/Native : 12, rue Boieldieu, 34500 Béziers. Tél. : 04.67.49.90.00

Aubergines farcies aux champignons par Guy Savoy

La recette des aubergines farcies aux champignons Photo DR

Temps de préparation : 5 minutes

Temps de cuisson : 30 minutes

Les ingrédients pour 4 personnes

– 4 petites aubergines

– 1 échalote

– 50 g de beurre

– 250 g de champignons de Paris

– 2 œufs

– Chapelure

– Sel et poivre

Les étapes de la recette

Préchauffer le four.
Piquer les aubergines et les cuire au four 15 à 20 minutes.
Une fois qu’elles sont cuites, les couper en deux dans le sens de la longueur en prenant garde de ne pas déchirer la peau.
Pendant la cuisson des aubergines, laver et émincer finement les champignons, et hacher l’échalote.
Mettre l’échalote dans une sauteuse avec le beurre et cuire jusqu’à ce qu’elle devienne translucide.
Ajouter alors les champignons ; saler et poivrer.
Les laisser cuire encore jusqu’à ce qu’ils aient rendu toute leur eau de végétation.
Prélever la pulpe des aubergines à l’aide d’une cuillère et, hors du feu, l’incorporer dans la sauteuse avec l’échalote et les champignons.
Ajouter les 2 œufs entiers.
Bien mélanger, vérifier l’assaisonnement et garnir les peaux d’aubergines.
Saupoudrer de chapelure et gratiner au four 10 minutes.

Par Jean-Claude Ribaut

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