Au XIXe siècle, quand la sauce faisait couler de l’encre. par Jean-Claude Ribaut

Balzac, Flaubert, Dumas, Maupassant, Zola… Au XIXe siècle, la sauce n’est pas seulement une affaire de cuisine mais aussi de littérature. N’en déplaise aux cuisiniers d’alors, les écrivains contribuent à transmettre et assurer le prestige de ce savoir-faire indissociable de la gastronomie française.
Talleyrand, homme d’État, diplomate et gastronome, maniait l’humour et la litote : « L’Angleterre a deux sauces et trois cents religions ; la France, au contraire, a deux religions, mais plus de trois cents sauces. » L’écrivain américain, Ambrose Bierce (1842-1914) auteur du Dictionnaire du Diable lui emboîte le pas, bien que Talleyrand fut pied-bot : « Sauce : le plus incontestable des repères de la civilisation et de l’élévation de l’esprit. Un peuple qui n’a pas de sauces possède un millier de vices ; un peuple qui n’a qu’une sauce n’en possède que neuf cent-quatre-vingt-dix-neuf. »

Au XVIIIe siècle, la sauce, capteur d’arômes, est reine de la table. Elle devient le beau souci des cuisiniers, révélateur de l’essence des choses, et non plus un masque ou un emplâtre de poivre. La première mention d’une sauce à la Chirac figure dans Les Dons de Comus ou les Délices de la table, publié en 1739. De François Marin, auteur de cet ouvrage, l’on ne sait pas grand chose, sinon qu’il servit également Mme de Pompadour et Charles de Rohan, prince de Soubise, lequel s’entendait mieux en cuisine qu’à la guerre car il se fit battre par la Prusse à Rossbach (1757), mais laissa son nom à la sauce Soubise dont il agrémentait les canetons. Quant à Chirac, ni prince du sang, ni aristocrate, il était le second médecin du Régent. À cette époque, les aristocrates se piquent de cuisine : Conti, Bechameil, Condé et Villeroy se battent aussi sur les fronts culinaires. Les grandes brigades ont honoré longtemps leur mémoire. L’attention des cuisiniers se porte sur les liaisons, afin d’obtenir des sauces de consistance lisse et nappante, autonomes des mets et ingrédients dont elles sont issues. C’est le résultat, presque toujours, d’une réduction des liquides et des éléments de cuisson, de telle sorte que subsiste une relation de goût, entre les viandes, les poissons, les légumes et ladite sauce; et qui prend alors un nom de particulier, souvent celui de la cuisine du Grand ou du prélat, où elle a été confectionnée : ainsi Richelieu, Maintenon, Soubise et « Béchamel » laisseront-ils leur nom dans la petite histoire de la grande cuisine.

Au XIXème siècle, ce sont les restaurants, nés au lendemain de la Révolution, lorsque l’aristocratie, fuyant la Terreur, laissa sur le pavé ses anciens chefs cuisiniers et leurs brigades, qui relèvent le défi et s’approprient l’héritage saucier. Dans les années 1840, Paris compte environ 3 000 enseignes. Balzac en cite plus d’une quarantaine dans La Comédie humaine, parmi lesquelles : le célèbre Véry du Palais-Royal et le Rocher de Cancale, aux Halles, mais aussi le Cadran Bleu, le Boeuf à la Mode, le Cheval Rouge ou le Veau qui tète. La querelle sur les sauces repart de plus belle, mais, ce qui est nouveau, c’est l’irruption dans le débat d’amphitryons, tels Grimod de La Reynière et Brillat-Savarin, soucieux de confronter leurs expériences gustatives afin de faire avancer le savoir culinaire. Leurs rapports avec les cuisiniers sont souvent difficiles. Le célèbre Antonin Carême prétend que les cuisiniers « étant les seuls à posséder la technique et le langage propres de leur métier » sont seuls capables de faire progresser leur art. Les choses n’ont guère changé. Avide de reconnaissance, la bourgeoisie s’en mêle et bientôt les écrivains prennent parti. « Point de sauce, point de salut, point de cuisine », dit le marquis de Cussy. Balzac confirme : « La sauce est le triomphe du goût en cuisine » et Curnonsky, plus tard, d’ajouter : « Les sauces sont la parure et l’honneur de la cuisine française. Elles ont contribué à lui procurer cette précellence que personne ne discute. » Ces certitudes sont peut-être révélatrices d’un ethnocentrisme constaté par ailleurs, ou bien plus simplement un réflexe culturel.

Balzac, Flaubert, Dumas, Maupassant, Zola

Alfred Fierro, auteur d’une Histoire de Paris (Robert Laffont, 1996), estime que c’est vers la fin du Moyen Âge que Paris s’affirme comme l’un des hauts lieux de la bonne chère. Le XVIIIe siècle consacre le repas comme un acte d’une importance sociale telle qu’une pièce – la salle à manger – lui est désormais consacrée. Un siècle plus tard, le marquis de Cussy, préfet du palais de Napoléon 1er peut écrire : « Après avoir mangé dans tous les pays, il faut avouer que la meilleure table du monde est la petite fine table bourgeoise de Paris. » Grimod de La Reynière et Brillat Savarin ne pensent pas autrement. Ainsi est née cette cuisine décrite par les meilleurs écrivains du XIXe siècle : Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola, et les frères Goncourt. Dans Le Ventre de Paris (1873), splendide poème homérique dédié à la table, Zola dresse le parfait constat, ou mieux le rapport ethnographique, de ce qui se mange à Paris sous le Second Empire. Après 1870, tout change insensiblement lorsque s’installe, inexorablement, l’industrialisation d’une grande partie de la nourriture populaire. En attendant l’automobile et sa bible élitaire que deviendra le Guide Michelin.

L’écrivain rapporteur de la chose culinaire se doit de posséder au moins quelques notions techniques de la discipline qu’il évoque. En particulier, la connaissance précise des bouillons de la cuisine française, ainsi que le labyrinthe de ses fonds, qui constituent sa profonde originalité, sa différence. Les auteurs légers comme Charles Monselet ou bien les historiens patentés, se contentent de répertorier la taxinomie des recettes, et souvent de nommer et décrire les divers usages sociaux, les « manières de table » qui en découlent, à l’occasion même d’un pique-nique. Un déjeuner d’huîtres en relais de chasse de Chantilly, chez les Conti, n’a rien à voir avec une descente au Rocher de Cancale, ouvert de midi à minuit. Le dîner privé chez les Guermantes ne ressemble pas à un en-cas chez les Verdurin après l’écoute d’un air de Wagner, chanté en français à l’Opéra. Pas d’analyse de la recette chez ces auteurs grands ou petits, mais bien un discours sur la gastronomie, qui, rappelons-le, est l’art social de faire se succéder les plats et de les accorder avec les vins, selon l’exemple initial de Brillat-Savarin.

Seul Alexandre Dumas, à l’article sauce de son Grand dictionnaire de cuisine se lance dans la description de 90 préparations différentes. Publié en 1873 chez Lemerre après sa mort, et constamment réédité, cet ouvrage est à la fois savoureux et d’une lecture exquise, en même temps qu’un témoignage savant, pittoresque et volontairement documenté sur la cuisine de son temps. Mais en ce domaine, la passion et le talent ne sont que rarement reconnus lorsqu’ils émanent d’un amateur, ce qu’était Dumas. Les cuisiniers de l’époque, successeurs de Carême, principaux bénéficiaires du prestige attaché à cette grande plume, se comportèrent à son égard comme des cuistres, relevant les imprécisions ou les invraisemblances de ses recettes, leur contestant même toute valeur culinaire. Dumas pensait naïvement au contraire, que ce dictionnaire serait « le vrai monument de sa renommée» et même, en 1858, « l’oreiller de sa vieillesse. » Cette somme sans équivalent reste l’un des ouvrages clés pour la compréhension de l’évolution de la cuisine tout au long du XIXe siècle, même dans ses aspects anecdotiques, comme l’évocation de la « marmite éternelle » dans laquelle viandes et bouillons remplacés à la demande mijotent nuit et jour, ou dans le panégyrique du rôti et du braisage qui concentrent les sucs habituellement dilués par le bouilli ou encore dans la description des sauces, quintessence de la cuisine française de cette époque.

Attardons-nous un instant sur la sauce vinaigrette, selon Alexandre Dumas, qui illustre sinon l’originalité gastronomique, du moins les profondes qualités humaines de ce curieux et attachant personnage. Il entrait dans une rage folle lorsque l’on avait introduit dans la salade le vinaigre, le sel et le poivre, avant l’huile. Sa recette est parvenue jusqu’à nous : « Je place dans un saladier un jaune d’œuf dur par deux personnes. Je le broie dans l’huile pour en faire une pâte. A cette pâte j’ajoute du cerfeuil, du thym écrasé, des anchois pilés, des cornichons hachés et le blanc des œufs durs, également haché. Sel et poivre. Je délaye le tout avec un bon vinaigre, puis je mets la salade dans le saladier. A ce moment, j’appelle un domestique et lui dis de retourner la salade. Lorsqu’il a terminé, je laisse tomber de haut, une pincée de paprika. Il ne reste plus qu’à servir. » Cette recette, comme souvent, est un autoportrait. Dumas ne rechigne pas à la mise en œuvre, mais se réserve la tâche noble. En 1848, candidat aux élections, il se présenta d’ailleurs comme « ouvrier de la pensée. » Retourner la salade, en revanche, revenait à un exécutant.

Carême

Dumas ne prétendait évidemment pas rivaliser avec Antonin Carême, qui, quelques mois avant sa mort, en 1833, avait publié un dernier ouvrage, L’Art de la cuisine française au XIXe siècle, une somme culinaire en cinq volumes dans laquelle la préparation des sauces est décrite comme un art à part entière. Dans cet ouvrage, il classifiait les sauces pour mieux les utiliser et les adapter selon leur couleur et leur texture, qu’elles soient chaudes ou froides. Quatre sauces mères, ou grandes sauces, formaient la base de sa cuisine : l’espagnole, le velouté, l’allemande et la béchamel. Choisissant et dosant méticuleusement les ingrédients, il créa ce qu’il a appelé les « petites sauces », soit des apprêts savoureux épousant à la perfection la saveur dominante d’un plat. Il les présente ainsi dans son traité : « Ce qui constitue la succulence des petites sauces en général, c’est la précision avec laquelle nous marquons leur assaisonnement car si quelques aromates ou épiceries qui les composent se font trop sentir, aussitôt un palais exercé s’en aperçoit, et la science du cuisinier disparaît. »

Une soixantaine de sauces nouvelles naîtront de son génie culinaire et beaucoup d’entre elles font encore partie du répertoire. Carême a utilisé pour composer ses meilleures sauces, les truffes, le jambon et les champignons, des vins blancs et rouges, des portos et d’autres alcools, des fumets et des fonds, des jus d’agrumes, et certaines épices, dont il n’a jamais suggéré le surdosage comme au Moyen Âge. C’est sous sa houlette que les sauces ont commencé à être mijotées avec des ingrédients que l’on filtrait après cuisson et que l’on jetait ensuite, comme la mirepoix, les huîtres, les truffes, pour subtilement en parfumer le goût et obtenir un produit fini éminemment raffiné. Il prenait toujours soin de préparer ses grandes sauces en faisant cuire à feu doux le mélange beurre-farine, garant d’une liaison des plus lisses, puis travaillait habituellement ses petites sauces au bain-marie. On lui doit la véritable renaissance des sauces qui ont assuré la primauté de la cuisine française en Europe. Après Carême, d’autres cuisiniers adeptes ou non du système des sauces gigogne (genre poupées russes), laisseront un nom dans l’histoire saucière, Dugléré, Urbain Dubois, Escoffier bien sûr, et aussi le chef Langlais qui inventa, dit-on, la sole normande au Rocher de Cancale en 1837, et encore, vers 1890, Clémence Lefeuvre dont le beurre blanc nantais aurait eu pour origine une béarnaise ratée !

Balzac, Flaubert, Zola, Maupassant, fidèles témoins de leur époque, pourront alors pointer le glorieux XIXe siècle comme le champ unitaire de la cuisine bourgeoise, voire même comme lieu électif de la haute cuisine. Liste de témoins auxquels il faut ajouter Marcel Proust, si l’on convient de prendre À la Recherche du temps perdu comme le dernier tableau cohérent des mœurs hédonistes de la bourgeoisie française, avec pour emblème le fameux « bœuf froid », chef-d’œuvre absolu de la vieille cuisinière Françoise, « couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent » et servi à Monsieur de Norpois comme pour un sacre ou une dernière cérémonie.

Septième commandement

Le XXe siècle n’a pas vraiment fait progresser le débat. Cussy ayant déclaré : « On devient cuisinier, on devient rôtisseur, on naît saucier ». C’est Maurice des Ombiaux, qui sut résoudre cet épineux problème de l’acquis et de l’inné, car Wallon, il put arbitrer ce débat : « La sauce est une science, et aucune science n’apparaît spontanément chez l’homme. » Pour Jean-Paul Aron : « Les sauces naissent des sauces par simple nuance, comme le velouté travaillé, du velouté simple. L’art des sauces ressemble au jeu des poupées russes… » Il revint à Jean François Revel de faire la synthèse à laquelle on peut, aujourd’hui encore, se rallier : « Carême introduit dans la cuisine ce que l’on appelle en peinture les valeurs, c’est-à-dire qu’il fait comprendre pour la première fois que les saveurs et les odeurs doivent être jugées, non dans l’absolu, mais dans leurs relations mutuelles. ».

Cependant, le septième des Dix Commandements de la Nouvelle cuisine, énoncé péremptoirement par Gault&Millau en 1973 : « Tu élimineras sauces brunes et blanches » a été fatal à bien des grandes sauces classiques. L’industrie a tenté de suppléer la perte d’un savoir-faire qui n’était plus pratiqué dans les brigades, ni enseigné dans les écoles. Il est encore bien rare de nos jours de trouver une Béchamel qui inspire confiance. Et pourtant, quelle sauce délicieuse que cette belle endormie; mais que ne cache-t-elle pas sous sa nappe blanche ? C’est là qu’interviennent l’humour ravageur et la verve rabelaisienne de Georges Perec qui, en « 81 fiches de cuisine, à l’usage des débutants » (Penser / Classer), fait virevolter les sauces les plus diverses, telles que bourguignonne, béarnaise, choron, diable, Soubise et aurore; autant que Bercy, anglaise et Mornay, pour trois malheureux tronçons de sole, de lapin et de ris de veau, dans une désopilante cavalcade. On peut voir là les excès souvent raillés des émules d’Escoffier, qui au lieu de sauces fines et élaborées firent des fonds passe-partout, misère de la cuisine. Le fond brun, lui-même réduit jusqu’à plus soif, en demi-glace et en grande glace, et le fond marin, devenu glace-marine, au risque de se transformer en « fond de torrent » (sic)…pour accompagner les écrevisses. Les chefs se sont ressaisis après qu’Alain Senderens eut déclaré « les sauces obsolètes. » Alain Ducasse n’avait jamais vraiment abandonné l’Albufera, jusqu’à ce que Yannick Alleno relève le gant, en 2013. Ceci est une autre histoire. J.-C.Rt.

Bibliographie

Le Grand dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas – Dico Dumas – Nouvelle édition Menu Fretin (2008)  – Préface de Pascal Ory

L’Art de la cuisine française au XIXe siècle. Antonin Carême. Réédition Payot / Rivages (1994)

Le livre de cuisine. Jules Gouffé (Chêne). Fac similé de l’édition de 1881 avec 25 chromolithographies.

Le mangeur du XIXème siècle. Jean-Paul Aron – Réédition Les Belles Lettres (2013)

Un Festin en paroles. Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours. Jean-François Revel. Taillandier (2007)

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